Publié le 18 Septembre 2023

Je reviendrai - Nouvelle

Le froid lui cingla le visage lorsqu’il franchit la grille du camp. Emmitouflé dans sa capote, son calot enfoncé sur la tête, une grosse écharpe nouée autour du cou, il avançait lentement au rythme du commando. Les lumières blafardes des projecteurs clignotaient à intervalles réguliers et guidaient ses pas vers la gare. La grosse horloge indiquait 6 h quand il s’engouffra dans le train en direction d’une banlieue éloignée de Berlin. Il partait, déjà fatigué, pour douze heures de transport et de travail dans une usine du IIIe Reich.

Le soir venu, indifférent au brouhaha de sa chambrée, Joseph grimpa en haut de son châlit et s’allongea pour reprendre des forces. Toute sa vie était concentrée dans cet espace étroit. À la tête du lit, une étagère touchait presque le plafond. Il y avait rangé son quart et sa gamelle, quelques conserves, deux ou trois livres. A sa droite, il avait accroché aux murs les photos de Rolande, sa petite femme depuis le mois de janvier 1938. Qu’elle était belle avec ses boucles claires, souriante et heureuse dans sa robe toute simple. Il regardait sans cesse son image. Il regardait sans cesse sa vie d’avant. Après trois années de captivité, il avait tellement peur d’oublier les traits de sa bien-aimée.

Il décrocha sa photo préférée, celle où sa femme à vélo, un turban sur la tête lui souriait avec amour. Elle partait quelque part, sans doute dans l’une des fermes où elle devait se placer depuis le début de la guerre. Mais lui imaginait qu’elle partait le rejoindre. Les bras derrière la tête, la photo sur le cœur, il pouvait se laisser aller à lui écrire la longue missive qui ne figurerait jamais sur les quelques lignes du papier à lettres réglementaire.    

« Ma petite femme chérie, je viens d’avoir 28 ans, ma jeunesse m’échappe. Qu’en ai-je fait ? » Où sont nos 18 mois de mariage, notre maison et nos projets ? Je rêve du jour où nous serons de nouveau réunis. Mais quand ? »

Une fois de plus, Joseph se torturait de questions sans réponses, se raccrochant à un espoir qui chaque jour était ébranlé. 

« Dimanche dernier, en me promenant au bord d’un canal gelé près du camp, je me suis transporté en pensée au bord de notre rivière. Te souviens-tu des promenades d’été ? Tes sandales à la main, tu aimais tremper tes pieds dans l’eau fraîche. Moi, je choisissais des petits galets plats, car inévitablement, tu me demandais de faire des ricochets. C’est vrai que j’étais fort à ce petit jeu-là. Et puis assis sur un rocher, tendrement enlacés, nous regardions le soleil se coucher. Qu’il est beau notre village, j’en revois tous les détails maintenant que j’en suis éloigné. En haut de la colline, le point de vue est magnifique, les prés se déroulent en camaïeu de verts jusqu’à la rivière et les agnelets bêlent pour appeler leur mère. L’église romane domine le paysage, il fait si bon s’y reposer pendant les chaleurs estivales. »

« Jo, il nous manque un quatrième pour la belote, t’en est ? » À regret, Joseph abandonna son dialogue muet et descendit prestement du lit superposé. Il savait bien qu’il ne pouvait s’isoler trop longtemps, qu’il fallait rester dans la réalité de sa vie de prisonnier.

Belote, rebelote et dix de der. Jouer, rire, partager leur faisaient du bien à ces soldats si loin de leur patrie. Puis il faisait popote avec deux autres copains. Les gars mettaient en commun les denrées reçues de France. Ici, l’on ouvrait une terrine de lapin, là, on dégustait un bon poulet. Rolande venait d’envoyer des croquets, sa spécialité. Joseph en porta un à ses narines, il sentait bon les œufs et le beurre de pays, il sentait bon les mains de sa ménagère. Rolande avait relevé ses cheveux et noué, son tablier, une petite suée perlait sur son front tandis qu’elle pétrissait la pâte sur la table de la cuisine. C’était bien plus qu’un biscuit, c’était sa femme et sa campagne qui le rejoignaient dans son stalag.  

À la fin du mois de décembre, le quotidien des prisonniers s’allégea un tant soit peu, ils obtinrent quelques jours de repos. Le 20 au matin, Joseph s’octroya une petite grasse matinée. Il se leva juste à temps pour le jus de 8 h puis en sortant du réfectoire longea les barbelés au pas de course, histoire de rester en forme. Lorsqu’il regagna ses quartiers, la baraque bruissait d’excitation. Un prisonnier venait de placarder une affiche les invitant au grand spectacle du 24 au soir intitulé « Nos régions ».

Le jour de Noël dans l’après-midi, une fois de plus allongé dans son alcôve. Joseph reprit sa lettre secrète.

« Ma petite chérie, je reviens te parler et te souhaiter un bon Noël. Le mien ne fut pas désagréable. Hier, au soir, nous avons eu un dîner de « gala ». Un potage velouté aux vermicelles, du saumon en conserve cuisiné avec des petits légumes, des fromages et des friandises envoyées par vous tous. La Croix-Rouge nous a envoyé des confitures et du vrai café. Et ce mois-ci, le colis Pétain était sacrément bien garni avec une tablette de chocolat.

À 20 h, nous étions tous attendus au réfectoire transformé pour l’occasion en salle de spectacle. Une estrade avait été installée dans le fond de la salle et bientôt, la pièce fut comble et bruyante. De grands draps tendus sur un fil nous cachaient la scène. Comme au théâtre, on frappa trois coups, ce qui fit immédiatement taire tout le monde. Nous avions hâte de voyager dans notre beau pays avec les tableaux préparés par nos camarades.

Lorsque le rideau fut tiré, nous vîmes se dérouler une immense carte de France. Les acteurs présentèrent tour à tour des chants, des danses, des poèmes, des extraits de livres, des costumes de toute la France. Le clou du spectacle fut le french cancan, qu’ils étaient drôles nos copains déguisés avec leur robe à frou-frou. Mais tu aurais vu les décors, un moulin rouge et une tour Eiffel plus vrais que nature, que de talents dans notre camp ! Les applaudissements et les rappels n’en finissaient pas. Mais quand même, nous étions bien émus de nous être transportés l’espace d’une soirée par les routes de chez nous.

À 23 h, l’aumônier monta sur scène sous les applaudissements renouvelés. Il venait nous rappeler que la soirée se poursuivait avec la messe de minuit. La plupart des gars sont restés. Une équipe a vite remis la scène en ordre et a dressé l’autel. Le curé a sorti une grande croix qu’il a posée sur une nappe immaculée. Le silence est immédiatement revenu. Ce fut une belle cérémonie, personne ne s’est fait prier pour entonner les anges dans nos campagnes et il est né le divin enfant. Nous nous sommes couchés et levés tard et je passe maintenant mon après-midi avec toi ma Rolande. Je te serre contre moi et t’envoie tous mes baisers. »

Joseph se leva vers 17 h 00, sorti une feuille de papier à lettre, tailla sa mine de crayon et s’installa devant la table en bois pour écrire pour de bon.

Chère petite femme, j’ai reçu le colis du 15, le beurre était bien conservé, les croquets toujours aussi délicieux. Merci de tes vœux de bon anniversaire et de bon Noël. Ici, nous avons eu un repas amélioré et un beau spectacle sur nos régions. J’aurais besoin de chaussettes et d’une paire de sabots. J’espère que vous êtes tous en bonne santé comme je le suis moi-même. Je te serre tout contre moi, petite chérie. Bons baisers. Embrasse toute la famille. Ton chéri. Joseph

NB : Ce texte a été présenté pour le concours 2023 de La Nouvelle Gorge Sand (Thème retour aux sources). Il n'a pas été retenu parmi les 454 nouvelles envoyées. L'essentiel est le plaisir pris dans les recherches généalogiques, l'écriture et le partage. 

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