souffrance

Publié le 12 Février 2024

Tout commence par de longues minutes d’écran noir avec en fond sonore une musique inquiétante, qui ondule comme le son d’une sirène étouffée. Le néant est interminable, agaçant. Le souffle court, chacun attend, cogite, anticipe l’innommable qu’il est venu voir. La musique discordante s’estompe peu à peu laissant place à des chants d’oiseaux et à une immersion aveuglante dans un écrin de verdure et de soleil. 
La scène est familière et bucolique à souhait, au bord d’une rivière, des familles flânent et pique-niquent. 

 

 

Le commandant Höss porte les cheveux rasés en dessous de sa casquette d’officier, il a fier allure dans son uniforme barré des insignes SS. Il se rend au travail chaque matin, juste de l’autre côté de la rue tandis que ses enfants partent à l’école. C’est la famille nombreuse modèle du IIIème Reich, la mère au foyer et les enfants échelonnés en âge, deux garçons, deux filles,  un bébé et un chien. Ils vivent dans une villa de rêve tout confort avec chauffage central et salle de bain. 
A l’extérieur, la mère de famille a créé un environnement magnifique et luxuriant, pelouse verte, abondances de fleurs, serre et potager, piscine et chaises longues...Un havre de paix où il fait bon se retrouver, faire la fête, voir courir les enfants. Et puis il y a le mur qu’on ne peut occulter malgré les plantes qu’on tente d’y faire grimper, de l’autre côté c’est Auschwitz. 

 

 

Dans la maison deux femmes à l’allure servile et un homme qui porte des provisions travaillent tête baissée. Des juifs ce dit-on, car depuis le début, l’on scrute les signes de l’horreur sans parvenir à ne rien desceller. La mère s’agite dans son domaine, arrache les mauvaises herbes, arrose ses fleurs colorées, s’occupe des enfants et commande sa maisonnée en maitresse absolue.   
 Après l’ouvrage l’époux regagne la quiétude de son pavillon, quitte ses bottes pleines de sang qu’un domestique s’empresse d’aller nettoyer. Puis il s’en va
 fumer tranquillement, accoudé au portillon du jardin avec vue imprenable sur les toits des baraquements d'en face.  

 

 

Chaque jour, chacun vaque à ses jeux ou à ses occupations avec en fond sonore permanent, les aboiements des chiens, les coups de feu, les crissements des trains, les cris humains et les vrombissements industriels.  
Dans le ciel les fumées blanches des locomotives se mêlent aux fumées noires et rougeoyantes des cheminées.  
Mais rien ne perturbe la vie de la famille, pas même les réunions du père où sur la table du salon s’étalent les plans de modernisation des fours crématoires. 


 

Ce matin là, la mère de famille renverse sur la table de la salle-à manger, l’arrivage du jour, un sac de vêtements. Chacune de ses amies choisit une pièce avec avidité,  tandis qu’elle même s’est réservé un manteau de vison.
Dans sa chambre l’adolescent ouvre précautionneusement son nouveau jeu, une boite contenant des dents en or. Le plus jeune quand à lui arme ses soldats de plomb et par mimétisme hurle les mots de haine qui surgissent de derrière le mur. 


 

La zone d'intérêt - Film

Furtivement, Höss apparait en gros plan émergeant d'une nuée blanche. On le devine sur le quai des arrivées avant qu'il ne disparaisse dans le brouillard des fumées.

 

Le soir venu, le père méthodiquement, compulsivement ferme à double tour toutes les portes donnant sur l’extérieur. La maison en sécurité, il peut se laisser aller à lire un conte à ses filles, l’histoire de Hansel et Gretel qui brulent la méchante sorcière dans le four. Le choix est glaçant!

 

A deux reprises dans la nuit noire, une enfant s’échappe au dehors. Qui est-ce? Est-ce un rêve, une crise de somnambulisme, un prolongement du conte ou un acte de résistance? Toujours est-t’il que tel un ange fantasmagorique, elle sème des pommes sur de la terre fraichement pelletée.

 

Le bébé, lui hurle continuellement à la mort alors que “sa nounou” fume fébrilement, complétement indifférente au nourrisson.

 

Dans cette première heure, nos sens ne cessent d’être en éveil, l’horreur est partout suggérée, jamais clairement affichée. Que se passe t’il dans la tête de chacun, qui sait ce qui se passe de l'autre côté?

Un écran rouge sang suggère quelques instants la barbarie ou le rouge éclatant des dahlias.

 

Dans l’intimité, le couple s’alonge sans affect dans des lits jumeaux. Rudolf visage fermé, mutique et apathique semble déprimé. A t’il encore la faculté de penser ? Edwige comme à l’ordinaire ne semble préoccupée que de son bien être personnel, elle réclame des vacances au spa et fait le pitre pour capter son époux.

Un autre soir, le commandant rentre tard, il a convoqué une déportée dans son bureau pour un viol sans doute habituel. Il s'enfermera peu après dans la buanderie pour un nettoyage méthodique avant de rejoindre son épouse.

 

La mère Edwige est venue visiter la famille, elle s'extasie de la réussite de sa fille. Mais rapidement, elle est titillée et demande si les employés sont juifs. "Ce sont des filles du village, les juifs sont de l'autre côté", lui répond t'on. La grand-mère se demande si sa patronne juive est aussi de l'autre côté. Elle ne semble avoir aucune idée de la fonction du camp mais comme de nombreux allemands ne remet pas en question l'internement des juifs. Le jour suivant, elle se sauve!

 

Un nouveau jour de repos, ramène le père et les enfants sur la rivière. C'est une paisible partie de pêche qui pourtant tourne vite court lorsqu'on retire des ossements de l'eau et qu'un orage éclate. Les enfants sont rapidement maculés, il pleut des cendres. Le père regagne prestement la maison et la mère et les domestiques dépouillent et plongent les enfants dans la baignoire pour les laver énergiquement. Aucune parole ne ponctue la scène, aucune question ne sort de la bouche des enfants. Dans ce nouveau silence chaque spectateur imagine l'imbroglio des sentiments de chacun.

 

Rudolf est très innovant dans ses méthodes et obtient de très bons résultats. En récompense, il monte en grade et devient superviseur des camps, nommé en poste à Berlin. Edwige ne se réjouit pas de cette promotion, elle ne veut pas déménager. Elle tient absolument à rester dans son paradis verdoyant, œuvre de sa vie, ce dont elle a toujours rêvé. On lui donne l'autorisation de demeurer "la reine d'Auschwitz".

 


 

A la maison, rien n'a changé. Un jardinier déverse un sac d'engrais gris qui s'envole au vent. Les enfants grandissent en sein de cette végétation de plus en plus exubérante. Le soleil continue de briller, les fleurs déploient leurs coroles multicolores, les oiseaux chantent, les abeilles font leur miel et les cheminées fument.

 

Un nouvel écran nous replonge dans le noir et par le trou d'un œilleton, l'on empreinte un tunnel qui s'élargit et nous propulse dans un musée. Des femmes de ménage, chiffon et aspirateur en main briquent placidement les vestiges des chambres à gaz, des fours crématoires et la vitrine des chaussures entassées. Nous sommes passés de l'autre côté du mur, là où les reliques des suppliciés ne peuvent à leur tour que suggérer l'atrocité.

 

Sous tension pendant 1h45, je ne suis pas ressortie indemne de ce film, psychologiquement si particulier,

 

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Publié le 18 Septembre 2023

Je reviendrai - Nouvelle

Le froid lui cingla le visage lorsqu’il franchit la grille du camp. Emmitouflé dans sa capote, son calot enfoncé sur la tête, une grosse écharpe nouée autour du cou, il avançait lentement au rythme du commando. Les lumières blafardes des projecteurs clignotaient à intervalles réguliers et guidaient ses pas vers la gare. La grosse horloge indiquait 6 h quand il s’engouffra dans le train en direction d’une banlieue éloignée de Berlin. Il partait, déjà fatigué, pour douze heures de transport et de travail dans une usine du IIIe Reich.

Le soir venu, indifférent au brouhaha de sa chambrée, Joseph grimpa en haut de son châlit et s’allongea pour reprendre des forces. Toute sa vie était concentrée dans cet espace étroit. À la tête du lit, une étagère touchait presque le plafond. Il y avait rangé son quart et sa gamelle, quelques conserves, deux ou trois livres. A sa droite, il avait accroché aux murs les photos de Rolande, sa petite femme depuis le mois de janvier 1938. Qu’elle était belle avec ses boucles claires, souriante et heureuse dans sa robe toute simple. Il regardait sans cesse son image. Il regardait sans cesse sa vie d’avant. Après trois années de captivité, il avait tellement peur d’oublier les traits de sa bien-aimée.

Il décrocha sa photo préférée, celle où sa femme à vélo, un turban sur la tête lui souriait avec amour. Elle partait quelque part, sans doute dans l’une des fermes où elle devait se placer depuis le début de la guerre. Mais lui imaginait qu’elle partait le rejoindre. Les bras derrière la tête, la photo sur le cœur, il pouvait se laisser aller à lui écrire la longue missive qui ne figurerait jamais sur les quelques lignes du papier à lettres réglementaire.    

« Ma petite femme chérie, je viens d’avoir 28 ans, ma jeunesse m’échappe. Qu’en ai-je fait ? » Où sont nos 18 mois de mariage, notre maison et nos projets ? Je rêve du jour où nous serons de nouveau réunis. Mais quand ? »

Une fois de plus, Joseph se torturait de questions sans réponses, se raccrochant à un espoir qui chaque jour était ébranlé. 

« Dimanche dernier, en me promenant au bord d’un canal gelé près du camp, je me suis transporté en pensée au bord de notre rivière. Te souviens-tu des promenades d’été ? Tes sandales à la main, tu aimais tremper tes pieds dans l’eau fraîche. Moi, je choisissais des petits galets plats, car inévitablement, tu me demandais de faire des ricochets. C’est vrai que j’étais fort à ce petit jeu-là. Et puis assis sur un rocher, tendrement enlacés, nous regardions le soleil se coucher. Qu’il est beau notre village, j’en revois tous les détails maintenant que j’en suis éloigné. En haut de la colline, le point de vue est magnifique, les prés se déroulent en camaïeu de verts jusqu’à la rivière et les agnelets bêlent pour appeler leur mère. L’église romane domine le paysage, il fait si bon s’y reposer pendant les chaleurs estivales. »

« Jo, il nous manque un quatrième pour la belote, t’en est ? » À regret, Joseph abandonna son dialogue muet et descendit prestement du lit superposé. Il savait bien qu’il ne pouvait s’isoler trop longtemps, qu’il fallait rester dans la réalité de sa vie de prisonnier.

Belote, rebelote et dix de der. Jouer, rire, partager leur faisaient du bien à ces soldats si loin de leur patrie. Puis il faisait popote avec deux autres copains. Les gars mettaient en commun les denrées reçues de France. Ici, l’on ouvrait une terrine de lapin, là, on dégustait un bon poulet. Rolande venait d’envoyer des croquets, sa spécialité. Joseph en porta un à ses narines, il sentait bon les œufs et le beurre de pays, il sentait bon les mains de sa ménagère. Rolande avait relevé ses cheveux et noué, son tablier, une petite suée perlait sur son front tandis qu’elle pétrissait la pâte sur la table de la cuisine. C’était bien plus qu’un biscuit, c’était sa femme et sa campagne qui le rejoignaient dans son stalag.  

À la fin du mois de décembre, le quotidien des prisonniers s’allégea un tant soit peu, ils obtinrent quelques jours de repos. Le 20 au matin, Joseph s’octroya une petite grasse matinée. Il se leva juste à temps pour le jus de 8 h puis en sortant du réfectoire longea les barbelés au pas de course, histoire de rester en forme. Lorsqu’il regagna ses quartiers, la baraque bruissait d’excitation. Un prisonnier venait de placarder une affiche les invitant au grand spectacle du 24 au soir intitulé « Nos régions ».

Le jour de Noël dans l’après-midi, une fois de plus allongé dans son alcôve. Joseph reprit sa lettre secrète.

« Ma petite chérie, je reviens te parler et te souhaiter un bon Noël. Le mien ne fut pas désagréable. Hier, au soir, nous avons eu un dîner de « gala ». Un potage velouté aux vermicelles, du saumon en conserve cuisiné avec des petits légumes, des fromages et des friandises envoyées par vous tous. La Croix-Rouge nous a envoyé des confitures et du vrai café. Et ce mois-ci, le colis Pétain était sacrément bien garni avec une tablette de chocolat.

À 20 h, nous étions tous attendus au réfectoire transformé pour l’occasion en salle de spectacle. Une estrade avait été installée dans le fond de la salle et bientôt, la pièce fut comble et bruyante. De grands draps tendus sur un fil nous cachaient la scène. Comme au théâtre, on frappa trois coups, ce qui fit immédiatement taire tout le monde. Nous avions hâte de voyager dans notre beau pays avec les tableaux préparés par nos camarades.

Lorsque le rideau fut tiré, nous vîmes se dérouler une immense carte de France. Les acteurs présentèrent tour à tour des chants, des danses, des poèmes, des extraits de livres, des costumes de toute la France. Le clou du spectacle fut le french cancan, qu’ils étaient drôles nos copains déguisés avec leur robe à frou-frou. Mais tu aurais vu les décors, un moulin rouge et une tour Eiffel plus vrais que nature, que de talents dans notre camp ! Les applaudissements et les rappels n’en finissaient pas. Mais quand même, nous étions bien émus de nous être transportés l’espace d’une soirée par les routes de chez nous.

À 23 h, l’aumônier monta sur scène sous les applaudissements renouvelés. Il venait nous rappeler que la soirée se poursuivait avec la messe de minuit. La plupart des gars sont restés. Une équipe a vite remis la scène en ordre et a dressé l’autel. Le curé a sorti une grande croix qu’il a posée sur une nappe immaculée. Le silence est immédiatement revenu. Ce fut une belle cérémonie, personne ne s’est fait prier pour entonner les anges dans nos campagnes et il est né le divin enfant. Nous nous sommes couchés et levés tard et je passe maintenant mon après-midi avec toi ma Rolande. Je te serre contre moi et t’envoie tous mes baisers. »

Joseph se leva vers 17 h 00, sorti une feuille de papier à lettre, tailla sa mine de crayon et s’installa devant la table en bois pour écrire pour de bon.

Chère petite femme, j’ai reçu le colis du 15, le beurre était bien conservé, les croquets toujours aussi délicieux. Merci de tes vœux de bon anniversaire et de bon Noël. Ici, nous avons eu un repas amélioré et un beau spectacle sur nos régions. J’aurais besoin de chaussettes et d’une paire de sabots. J’espère que vous êtes tous en bonne santé comme je le suis moi-même. Je te serre tout contre moi, petite chérie. Bons baisers. Embrasse toute la famille. Ton chéri. Joseph

NB : Ce texte a été présenté pour le concours 2023 de La Nouvelle Gorge Sand (Thème retour aux sources). Il n'a pas été retenu parmi les 454 nouvelles envoyées. L'essentiel est le plaisir pris dans les recherches généalogiques, l'écriture et le partage. 

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Publié le 26 Mai 2022

Notre-Dame brûle - Coup de cœur cinématographique
Le 15 avril 2019 est l’une de ces dates qui marquera durablement nos mémoires. En direct sur nos écrans, nous regardons médusés Notre-Dame de Paris en train de se consumer.
Quatre ans plus tard, Jean Jacques Annaud nous fait vivre une émouvante reconstitution des événements ayant précédé la drame et l’incendie lui-même au cœur de l’action.
Paris, île de la cité, un jour de printemps ordinaire : des embouteillages ceinturent la cathédrale, des flots de touristes l’envahissent. Un nouvel employé prend son poste au PC de sécurité mais, ce qu’il ne sait pas, c’est que son premier jour restera à jamais bouleversant ! Une alarme incendie se déclenche pendant la messe, le public est évacué tandis que l’on court dans les combles…Rien ! Pourtant au loin les Parisiens détectent nettement cette fumée qui semble s’élever de Notre-Dame. Le feu a bien pris sous les toits mais pas à l’endroit indiqué sur la centrale incendie. Entre le départ du feu et l’arrivée des pompiers, s’écoulent 45 interminables minutes où les flammes dévorent la charpente.
Les pompiers grimpent dans les tours, s’emparent de la cathédrale et des heures durant bravent héroïquement ce brasier monstrueux. Un autre challenge se joue en parallèle, il faut sauver les œuvres et les reliques. Le régisseur, seul détenteur de la clé du coffre de la couronne d’épines, est absent. Nous le suivons dans sa course effrénée et semée d’embûches entre Versailles et Paris. Arrivera-t-il à temps pour sauver cette relique du Christ jadis acquise par St Louis ?
Dans ce film à grand spectacle, Annaud marie admirablement les images d’archives et celles époustouflantes saisies par sa caméra. On a beau connaître la fin, il réussit à nous tenir en haleine, à nous faire frémir du danger pris par les hommes du feu. Tandis que l’on admire ces héros des temps modernes, que l’on vibre avec eux au rythme des flammes et des lances à eau, tout en bas, sur les bords de Seine, une foule internationale chante avec ferveur. Un jeune pompier l’espace d’un instant s’imprègne des cantiques qui montent aux cieux. Dans la nef, une goutte d’eau comme une larme perle au coin de l’œil de la vierge au pilier. C’est magnifiquement poignant.
L’importance portée à cet édifice et aux reliques met en lumière l’intérêt accordé à notre patrimoine, à notre histoire et à notre culture, art et foi sont intimement liés. Ce jour dramatique Notre-Dame était personnifiée et chacun soufrait avec elle.
La cathédrale Notre-Dame de Paris a été durement touchée mais elle a été sauvée. Au lendemain de l’incendie, la vierge au pilier et la grande croix d’or s’élevaient intactes au milieu des gravats fumants.
Aujourd’hui la cathédrale n’a jamais été aussi vivante, elle renait de ses cendres…

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Publié le 22 Mai 2022

Le plomb se transformera en or - Nouvelle

Le dimanche 7 mai 1911, une charrette lourdement chargée s’arrêta devant une petite maison coquette. Marie-Augustine soupira de soulagement et informa Marie-Thérèse qu’ils étaient arrivés. La fillette poussa un cri de joie et, soulevée par son père, sauta gaiement sur le chemin. Puis Jean-Louis déposa avec précaution, son épouse enceinte de huit mois, aux côtés de leur fille.   

 Jean-Louis venait d’être embauché en tant que contremaître aux mines d’or du Châtelet dans la Creuse. À ce titre, il bénéficiait d’un logement de fonction dans la cité ouvrière. La maison était pimpante avec ses pierres de taille de couleur ocre. Elle était composée d’une grande pièce à vivre, de trois chambres, d’une cour et d’un jardin. Quelques voisins accoururent pour souhaiter la bienvenue aux nouveaux arrivants et pour les aider à décharger leur mobilier.

Marie-Augustine s’affala dans son fauteuil à bascule dès qu’il fut installé dans la cuisine. De son poste stratégique, elle pouvait ainsi diriger tranquillement l’emménagement.

Le lendemain, Jean-Louis se présenta à l’usine pour prendre ses fonctions, tandis que sa jeune femme prenait possession de leur logement, et la fillette du jardin.

Trois semaines plus tard, alors qu’elle attisait la cuisinière, Marie-Augustine ressentit les premières douleurs. Jean-Louis prit le temps de la faire allonger sur leur lit puis partit au pas de course chez la sage-femme qu’on lui avait indiquée. La mère Gaudry arriva pesamment vingt minutes plus tard, suivies de deux acolytes préposées aux accouchements des femmes d’ouvriers. On fit sortir le père et la petite fille, puis la sage-femme effectua son examen et opina du chef d’un air expert. Pendant ce temps-là, les voisines s’activaient dans la cuisine : l’une ralluma le feu, une autre tira une bassine d’eau et prépara des serviettes. Peu avant midi, ce 28 mai 1911, un petit André poussa son premier cri.   

Les Fallut se trouvaient bien au Châtelet, le salaire de Jean-Louis était confortable. À la cité, le loyer était modéré, le jardin, les poules et les lapins élevés par Marie-Augustine suffisaient à leur alimentation. Marie-Augustine s’entendait à merveille avec ses plus proches voisines, elles se rendaient service, allaient ensemble laver à la rivière. Le soir venu, les familles veillaient chez les uns ou chez les autres. Marie-Thérèse étudiait à l’école nouvellement construite pour les enfants de mineurs, tandis qu’André était devenu un garçonnet poupin. Le samedi, la famille délaissait le baquet de zinc pour se rendre au bâtiment de douches situé au bout de la rue, le luxe ! Le dimanche, Jean-Louis jouait dans l’équipe de football de la mine puis en fin d’après-midi, l’on dansait entraîné par le son des violons des Italiens.   

Trois années s’écoulèrent paisibles, rythmées par les saisons, les jeux des enfants, les petites joies et le labeur. L’année 1914, Jean-Louis obtint une promotion, sa femme pourrait bientôt s’acheter cette machine à coudre Singer qu’elle avait repérée dans le catalogue de Manufrance. En juin, à l’usine, le directeur qui recevait le journal avait informé ses contremaîtres de l’assassinat de l’archiduc François Joseph d’Autriche. Il parait que ça ne sentait pas bon et qu’on risquait d’avoir la guerre. Les ouvriers de la mine n’en firent rien, la plupart ne comprenaient pas bien le rapport. Aussi furent-ils abasourdis lorsque le 1er août dans l’après-midi, ils virent le directeur affolé aller de droite et de gauche, une dépêche à la main. C’était la mobilisation générale ! Aux villages de Budelière et du Chambon, le tocsin n’arrêtait pas de sonner pour avertir la population. En quelques heures, la mine se vida de ses hommes. Jean-Louis empoigna un baluchon, embrassa femme et enfants et rejoignit la longue colonne qui s’ébranlait vers la gare de Budelière. Il devait rejoindre le 121e régiment d’infanterie de Montluçon.   

Le 2 août 1914, la caserne grouillait d’activité et d’une sorte d’euphorie. Un à un, les hommes se transformaient en soldats en enfilant leur habillement militaire et en recevant leur paquetage. Dans l’attente d’embarquer pour le front, Jean-Louis s’isola dans un coin de la grande cour et écrivit à son épouse : « Ma Chère Femme, ne porte pas peine pour moi, je suis très bien. Nous partons dans une huitaine de jours, mais nous ne risquons absolument rien.

Aie bien soin de mes petits et embrasse-les bien. Je t’embrasse bien fort. Jean-Louis ».

Le 7 août, les soldats traversèrent Montluçon au pas cadencé, la population massée sur les trottoirs et aux fenêtres leur fit une ovation jusqu’à la gare. Sur le quai, des jeunes filles leur remirent des petits bouquets de fleurs qu’ils s’empressèrent d’accrocher à leur fusil. Le 8, le régiment arriva près d’Epinal dans les Vosges. Puis les soldats marchèrent pendant quatre jours à travers les bois de sapins et les bruyères, presque une promenade de santé songea Jean-Louis pour se donner du courage. Le 12, ils entendirent gronder le canon pour la première fois puis traversèrent Badonviller en flammes. Les fusillades crépitaient non loin et ils prirent soudain conscience que le front était tout proche. Le 14, le commandement les informa que le combat était imminent. Croulant sous leur barda, les pieds endoloris, la tête bourdonnante, ils traversaient à présent des villages ravagés. Ils croisaient des habitants hébétés et avançaient dégoulinants, dans les blés trop murs et la chaleur insupportable. En milieu d’après-midi, la troupe arriva au village de Petitmont vidé de ses habitants. Les éclaireurs informèrent le commandement que les Allemands étaient postés dans les bois au nord du village. Le sergent Fallut encouragea ses hommes, il fallait être braves, car on allait bientôt se battre.

La nuit tombait à peine lorsque l’ordre fut donné d’attaquer. « En avant ! hurla un officier. » Les bataillons s’élancèrent vers l’ennemi en criant un grand « hourra !». La baïonnette au fusil, entraîné par la troupe, Jean-Louis courut au travers d’épaisses fumées. Les mitrailleuses allemandes fauchaient les jeunes combattants. Les obus explosaient et creusaient de grands cratères sanguinolents. Les camarades de Jean-Louis tombaient comme des mouches, les corps retombaient déchiquetés à ses côtés. Il comprit qu’il n’échapperait pas la mort et qu’il allait s’éteindre là dans cette terre inconnue. Il continua malgré tout à foncer. Ses dernières pensées s’envolèrent vers Marie-Augustine, Marie-Thérèse et André quand il fut brutalement soulevé et se dispersa dans le sol vosgien.

À la mine devenue muette, les femmes erraient dans l’attente du facteur. La première lettre de Jean-Louis avait un peu rassuré Marie-Augustine. Puis les semaines s’ajoutèrent aux semaines et la jeune femme ne recevait pas d’autres nouvelles. Fin septembre, elle se décida à contacter l’armée, la Croix-Rouge et tous les organismes susceptibles de lui communiquer des renseignements. Elle ne reçut que des missives contradictoires et des encouragements à patienter. Une année interminable s’écoula remplie d’inquiétude, de questions et puis peu à peu de désespoir. Un jour, elle fut enfin convoquée à la mairie. Le cœur battant, tenant ses deux enfants par la main, elle effectua à pied les quatre kilomètres qui la séparaient du village de Budelière. Un officier d’état-civil lui annonça sans ménagement que son mari était décédé le 14 août 1914 et lui tendit l’acte de décès. Le mince espoir auquel elle se raccrochait s’effondra définitivement. La mort de son époux était devenue officielle. Mon Dieu ! qu’elle avait espéré qu’il ne fût que blessé, inconscient, amnésique. Elle avait même prié pour qu’il fût amputé, aveugle, défiguré… Il était mort depuis longtemps, depuis les premiers jours de la guerre. Elle regarda ses deux petits qui ne comprenaient pas bien les larmes de leur maman, puis reprit à pas pesants le chemin de la mine. Une fois dans sa maison, elle envoya jouer les

enfants dans la cour puis s’écroula dans sa chambre. Un peu calmée, la belle épouse du sergent valeureux troqua son corsage blanc contre une vilaine robe noire. Elle était devenue veuve de guerre.

Le directeur de la mine lui annonça le lendemain qu’elle n’était plus légitime à la cité minière et qu’elle devait quitter le logement sous un mois. Cette dernière année avait englouti toutes les économies du ménage, sans ressources et sans maison qu’allaient ils devenir tous les trois ?

On lui apprit que ses enfants étaient devenus des pupilles de la nation et qu’elle bénéficierait d'une pension. En attendant la régularisation de la situation et les subsides de l’état, elle décida de rentrer à Montmarault dans son village natal. La famille les hébergerait un temps.

À Montmarault, elle trouva à s’employer chez des particuliers pour faire des ménages et des lessives. Elle loua par la suite une toute petite maison où elle s’installa avec les enfants. La journée, elle travaillait jusqu’à l’épuisement. Le soir, elle s’occupait de la cuisine et des enfants et leur souriait sans cesse en leur parlant de leur papa. Le dimanche, elle lavait, reprisait, tricotait et s’éreintait dans le jardinet. La nuit venue, elle laissait couler son chagrin dans son grand lit vide. Le corps de Jean-Louis ne fut jamais retrouvé, c’était dur de n’avoir aucune sépulture pour se recueillir. Ainsi, de temps en temps, elle déposait un bouquet de fleurs au pied du calvaire.

En 1920, on invita Marie-Augustine à l’inauguration du monument aux morts dans ce village de la Creuse où ils furent si heureux. Elle ne put s’y rendre, mais fut soulagée que le nom de son époux fût enfin gravé quelque part.

Peu à peu, le chagrin s’estompa et Marie-Augustine recouvra une sorte d’équilibre et de sérénité. Marie-Thérèse, très bonne élève, obtint le Brevet Supérieur, tandis qu’André à douze ans entrait en apprentissage chez un menuisier. Mais peu après, en soulevant une lourde planche, le jeune garçon se rompit la colonne vertébrale. Transporté d’urgence à l’hôpital de Montluçon, on lui diagnostiqua un mal de Pot, une sorte de tuberculose osseuse grave. Dans ce nouveau malheur, c’est son statut de pupille de la nation qui lui permit d’être pris en charge pour les longs soins onéreux. Sa santé stabilisée, il bénéficia pendant sept années de séjours de convalescence en bord de mer. À cette époque, il était bien rare de sortir ainsi de son village. Tous ces séjours lui permirent de s’instruire, de rencontrer toutes sortes de personnes, de s’ouvrir l’esprit et de reprendre des études. À vingt ans, concours en poche, il entra au

Trésor public et gravit les échelons de cette administration. Sa grande sœur, quant à elle, était devenue infirmière et assistante sociale et aidait les plus démunis.   

Les jeunes gens restèrent marqués leur vie durant par ce décès précoce et brutal de leur papa.

Mais le courage et l’abnégation de leur maman leur montrèrent l’exemple et les poussèrent à aller vers autrui.

De cette histoire de la guerre et de l’amour découlèrent de belles valeurs. Elles se sont transmises de génération en génération et nous sont parvenues, à nous arrières petits-enfants.

Nous les avons transmises à notre tour à nos enfants.    

Cette histoire courageuse de mon arrière-grand-mère m’a également montré la route et m’a apporté beaucoup d’espoir lorsqu’à mon tour, je suis devenue veuve.

 Les épreuves font partie de la vie, nul n’y échappe. Lorsque les temps sont durs, gardons foi en cette espérance que rien n’est jamais figé. Le temps et le courage transforment toujours le plomb en or. 

Fin

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Publié le 6 Novembre 2018

Au crépuscule, il largua les amarres

Le condamné à perpétuité fut déporté en Guyane.

Il n’avait rien à perdre,

Il s’évada au péril de sa vie mais il fut repris.

Au tribunal spécial il fut sévèrement jugé,

Il faut dire qu’il avait tué

Pour s’échapper du pénitencier.  

Il embarqua pour St Joseph

Les pieds et les mains entravés.

Sur la jetée, il regarda la mer,

Emplit ses poumons d’effluves salées.

Et puis il traîna ses chaines

Sur le chemin pavé en direction de la réclusion.

La lourde porte d’acier

Se referma en grinçant sur la noirceur de sa destinée.

La cellule cannibale n’en fit qu’une bouchée,

Elle mettra du temps à le digérer vivant.

Le plafond était une cage et lui un fauve dans la fosse.  

Sur une passerelle un porte-clés le guettait sans répit.

Chaque jour dans la pénombre,

Ses yeux s’entrouvraient sur son courage sombre.  

Affolé de tant de demains terrifiants,

Grelottant la nuit, étouffant le jour, il souffrait.

Interdiction de s’allonger dans la journée, le bas flanc était relevé.

Interdiction de fumer,

Interdiction de lire,

Interdiction d’écrire,

Interdiction de parler.       

SILENCE ABSOLU EN CES LIEUX

Il vivait au rythme de son souffle rapide.

Pour ne pas mourir, il tournait en rond, ses bras maigres ballants.

Sa seule liberté était sa pensée où il faisait défiler des images colorées.

Peu à peu son cerveau vacilla, Il devint fou à lier.

Et lui aussi criait comme les autres aliénés.

Il avait perdu toute dignité.

Il allait à la tinette, les gardiens au-dessus de sa tête,

Sortait la tête par le guichet, il n’était plus que poils à raser.

 Sous nutri de bouillon infâme,

Il se jetait sur son rata par la trappe.

Il perdit ses dents, pauvre hâve pantelant.

Squelette scorbutique, le vide avait fini par gagner son âme.

Les années passèrent sans regards, il devint hagard.

 Était-il encore humain dans la loque de son corps éteint ?

La mort un jour annonça son pronostic, après cinq années de cauchemar,

Il était temps de s’évader pour l’éternité.

La chaloupe des trépassés s’éloigna du rivage,

 Entre St Joseph et Royale son cadavre glissa dans les vagues.

Comme chaque soir la cloche de l’angélus

Appela les requins à faire ripailles.

Sa dépouille démantelée sombra alors dans l’onde tropicale.

Au crépuscule, la lune pleine s’éleva

Quand enfin libre, il largua les amarres.

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Publié dans #Mes poèmes, #Souffrance

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Publié le 24 Avril 2018

L'école privée d'humanité

C’était pendant une récréation du mois juin, les jeux allaient bon train, je sautais à cloche pied dans la marelle quand subitement, je me mis à fanfaronner qu’à la prochaine rentrée, je ferais mon CM2 chez les frères.

Les cris cessèrent immédiatement et les autres fillettes

me regardèrent éberluées 

  • "T’as pas peur, lança la plus dégourdie après une longue minute de silence.
  • De quoi j’aurais peur répondisje en haussant les épaules ?
  • Bin, t’es pas au courant, là bas on coupe les oreilles des enfants pas sages, ma vieille."

J’en restais bouchée bée, en réalité je n’étais pas vraiment ravie de quitter ma petite école de campagne et mes copines et si je me vantais un peu c’était pour me donner une contenance, pour me persuader que cette institution où l’on m’envoyait était du tonnerre mais en réalité, j’avais la pétoche.

Deux mois plus tard accrochée à la main de notre maman, mon petit frère et moi pénétrâmes dans l’école au nom prometteur.  

En ce jour de rentrée, le grand portail vert était ouvert à deux battants dévoilant l’immense rond de fleurs aux allées soigneusement ratissées. Je ne pouvais détacher mes yeux des innombrables traits de râteaux tracés dans le sable blond ; je n’avais jamais vu un tel parterre multicolore avec un petit moulin au milieu et des nains de jardin sur la pelouse. A l’arrière-plan à l’ombre d’un vieux cèdre, il y avait un grand bâtiment de pierre, flanqué d’un large escalier.

C’était majestueux !

Maman me tira de ma contemplation en m’entraînant sur le chemin de terre battue qui contournait le massif; des chèvrefeuilles formaient une voûte odorante et des noisettes étaient répandues sur le sol mais nous n’eûmes pas le temps de nous attarder car l’heure de la rentrée approchait. Nous pénétrâmes peu après dans une cour bétonnée dans laquelle s’élevait un petit château. Mes yeux s’écarquillèrent de surprise et je fus soudain bien intimidée lorsque je compris que ma salle de classe se trouvait là.

Ma nouvelle maîtresse était une vieille demoiselle revêche qui nous fit ranger sur deux lignes pour faire l’appel, elle regarda un instant par-dessus ses lunettes et repéra d’un seul coup d’œil, les trois pauvres égarés qui intégraient les rangs.

Elle était drôle cette nouvelle école, je m’en aperçus assez rapidement quand à la récréation, je vis la classe de 9ème, celle de mon petit frère, qui tournait en rond dans la cour. Ceci m’impressionna d’autant plus que la maîtresse nous mit en garde.

  • "Voilà ce qui vous attend si vous n’apprenez pas vos leçons ou si vous chahutez » lança-elle narquoise"

J’avais franchement de la peine de voir mon petit frère, mains dans le dos, tête baissée qui marchait penaud derrière ses petits camarades, on aurait dit un prisonnier. Je me rappelais avec nostalgie la cour de ma petite école, les cris de joie, les rondes, les courses folles et les grillons que nous dénichions dans l’herbe.

Et je me sentis enfermée

Chaque matin, un frère nous dispensait le catéchisme, nous enseignait la vie des saints et nous parlait des missions à Madagascar. Il nous montra ce pays sur une grande carte accrochée au mur. Il nous fit voir des photographies d’enfants noirs avec un gros ventre et nous dit qu’ils mourraient de faim. A ce titre un tronc circulait chaque semaine pour y déposer notre obligatoire obole sous le regard aiguisé des adultes et les œillades des autres enfants qui se haussaient sur la pointe des pieds pour voir le montant des générosités.

En entrant dans cette école privée, la messe elle aussi devint incontournable, chaque lundi, la maîtresse nous interrogeait pour vérifier notre présence l’office, ceux qui n’avaient pas participé recevaient une semonce publique où toutes les raisons étaient balayées. En petite fille obéissante et surtout craintive des conséquences, je me conformais chaque dimanche aux instructions de mes maîtres, persuadée que j’irais en enfer si je n’effectuais pas mon devoir dominical.

L’entrée en 6ème renforça encore la discipline, le professeur d’histoire-géo me prit d’emblée en grippe en ayant sans cesse quelque chose à me reprocher, j’avais beau m’appliquer, mes cahiers n’étaient jamais tenus à son goût.   

 Un samedi, j’occupais mon après midi de congés à réaliser une carte du monde, à la décalquer, à repasser les traits, à colorier, à inscrire les villes, les mers, les légendes. Ma carte était magnifique, j’étais d’autant plus fière de moi que j’avais reçu les compliments de mes parents pour ce travail appliqué. Le lundi, c’est donc en toute confiance et avec un grand sourire que je présentais mon travail à mon professeur mais celui ci la regarda à peine et sortit son stylo rouge pour barbouiller de sa pointe acérée ma jolie carte de géographie. Les larmes me coulèrent des yeux, de rage et d’incompréhension. Le professeur prétendit que cette carte n’était pas dessinée dans le bon sens et que je n’avais pas écouté les instructions, je reçus un zéro et une injonction de la refaire pour le lendemain. A 11 ans, je vécu cette sanction comme une grave iniquité et je me mis à pleurer de plus belle sans que cela n'amadoue le tyran.

 Ma belle carte et mon énergie furent définitivement souillées

de l’autorité malsaine de cet enseignant

Je refis ma carte sur un bout de papier, à la verticale comme il le fallait, plus petite, minimaliste, sans envie, sans plaisir, une carte moche comme mon humeur qui se ternissait de plus en plus au fil des semaines et je la collais en colère sur l’autre, la belle.  

S’il nous manquait des fournitures scolaires, on nous incitait à nous rendre à la petite boutique de l’école afin de contribuer aux bonnes œuvres de notre institution. D’ailleurs, il était également de bon ton, outre le règlement de la demi-pension, d’être généreux avec les religieux en apportant des dons en argent, vêtements ou victuailles. Ma famille n’adhérant pas franchement à ce système fut aussitôt identifiée et nous autres les enfants un peu plus stigmatisés. 

La 6ème marqua également la fin de la récréation d’après déjeuner au profit du sport intensif, une heure durant, chaque jour nous enchaînions les paniers, les courses autour du stade, les tirs par-dessus le filet, coachés par des élèves de troisième qui  singeaient à merveille l’autoritarisme des professeurs. J’étais assez douée pour jouer au basket où du moins j’étais déjà grande pour mon âge et l’on m’intégra à l’équipe de l’union sportive de l’école où chaque mercredi nous disputions des tournois.

L’année de 5ème marqua le commencement de ma dégringolade scolaire avec des cours ubuesques. Un jeune frère qu’on avait du désigner d’office comme professeur d’anglais mettait en boucle une cassette sur un magnétophone, il avait institué un système de punition où à chaque mauvaise réponse il fallait lever un bras, puis l’autre, puis une jambe. C’est comme ça qu’un jour, un copain de classe se coucha au sol en protestation de cette pédagogie grotesque. Ce frère-là avait le béguin pour la prof de Maths, ils entretenaient des relations qui n’étaient pas que platoniques. Mon esprit en construction s’affolait de ces contradictions entre morale chrétienne enseignée par ces adultes et leur comportement affiché sous nos jeunes yeux.

Un jour en cours de sport, alors que nous courions depuis de longues minutes, je demandais au professeur de porter mes lunettes dans la classe car elles étaient recouvertes de buée. Elle me répondit moqueuse en faisant s’esclaffer les autres élèves que je n’avais qu’à installer des essuie-glaces. Rien de grave en apparence mais en réalité une petite brimade supplémentaire au sein d’un système dévalorisant.

La fillette délurée devint craintive et muette

Le moment que j’appréhendais chaque jour davantage était celui du repas. A midi- quinze, toutes les classes devaient être rangées devant le double escalier menant aux réfectoires. Nous nous tenions dans un silence complet, immobiles, scrutés du haut des marches par le corps enseignant qui nous toisait et dénichait invariablement les indisciplinés. Il n’était pas rare que le frère directeur donnât un coup de sifflet pour signaler un pauvre bougre qui écopait de vingt tours de cour au pas de course suivis de la mise au coin où il mangeait son repas debout.

A l’intérieur du réfectoire, assis aux tables qui nous étaient attribuées, les frères  désignaient en début d’année, des chefs « carrés » comme à l’armée, des petits chefs à la solde des adultes avec pour mission de faire respecter les règles. Dans les consignes, il y avait l’injonction de remplir les assiettes de tout le monde y compris de ceux qui n’aimaient pas le plat ; les assiettes et les plats devaient revenir vides en cuisine. Les chefs de carrés, de grands gaillards de 3ème dont quelques pervers  s’en donnaient  à cœur joie de refiler aux petits la nourriture que personne n’aimait. Pour ma part, isolée au milieu de grands, j'avalais, le poisson, le boudin, le foie, les épinards et autres trucs me donnant la nausée comme on avale des médicaments, tout rond avec de grandes quantités d’eau et des hauts le cœur.

Ces règles carcérales nous firent mettre en route tout un système de mensonges et de dissimulation pour vider les plats sans pour autant avaler la nourriture infecte.  A tour de rôle nous devions débarrasser les tables, j’appris sous l’exemple d’autres victimes, à écraser la nourriture exécrée entre les assiettes et à me dépêcher de porter ma pile à la plonge avant de me faire prendre. J’appris que je pouvais troquer mon dessert ou mes frites contre mon poisson pané, j’appris à dissimuler des bouchées dans mon mouchoir ou à les faire tomber sous la table. 

Je ne travaillais plus, mes notes devinrent catastrophiques et l’on me taxa de nonchalante puis de fainéante et enfin l’année suivante on s’interrogea sur mes capacités.

Et plus l’on me secouait, plus je rentrais dans ma coquille

La seule échappatoire était le basket que je finis par aimer, sans doute parce que lui seul me valorisait et me défoulait. L’année de la 4ème, après une série de tournois gagnants, nous fûmes consacrées championnes départementales avec photo dans le journal et remise de diplômes, une petite lumière dans un océan d’injustices.

En 4ème, le foutoir s’installa définitivement et j’eus beau faire équipe avec mon voisin de table tout aussi déboussolé que moi-même, nos notes restèrent médiocres. Pendant la récréation,  punis, nous étions consignés dans la classe pour recopier des lignes entières de verbes irréguliers ou de formules de maths ; par la fenêtre, il n’était pas rare d’apercevoir un petit garçon du cours préparatoire qui défilait honteux son cahier lié sur le dos sous les quolibets de la cour.

Un mercredi matin où une composition s’annonçait, je dus partir sur-le-champ avec mon équipe de basket pour un tournoi régional, une diversion qui venait à point nommée pour échapper au pensum. Sur deux bancs dans la camionnette, la bonne humeur régna tout le voyage et bien que nous ne soyons pas revenues gagnantes, cette aventure restera comme le souvenir le plus heureux de ces années passées chez les frères.   

Peu après, je me cassais une jambe et cet accident sonna définitivement le glas de mon année scolaire. Mes parents prirent enfin conscience du désastre et me firent quitter l’école pour redoubler dans un autre établissement.

Ce n’est que des années plus tard que grâce à une analyse, je pus mesurer les traumatismes induits par ces années spéciales, elles furent en grande partie responsable du manque chronique confiance en moi, de phobies, d’anxiété et d’aversions alimentaires qui me poursuivent encore aujourd’hui.  

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